Une œuvre hybride empêcheuse de tourner en rond : Jordan Connection. Satire et utopie s’y mêlent : algorithmes paradoxaux, sociologie non-euclidienne, tous les ingrédients que l’on retrouve dans un mot : « balagan », terme propriété de tous, d’aucun et de chacun, sorti des steppes du Turkestan, passé par la Russie puis le Yiddishland, les Balkans, Israël, avant d’innerver et énerver tout le Proche-Orient. Gros bordel, auberge espagnole et maelström à la fois.
Il a apparemment suffi à son auteur, Zadiq Bey, pseudo évident d’un écrivain alevi exilé en France, de prolonger certaines lignes d’absurdité présentes dans la géopolitique d’hier et d’aujourd’hui pour ébranler, le temps d’un livre, les impasses du monde israélo-palestinien. Les émancipations diverses pointent leur nez ; il suffirait de si peu.
L’ouvrage est traduit du turc, langue aux premières loges en cette affaire. Le traducteur en est Jean-Paul Barbe, lui-même « turquisé » par de nombreux séjours à Berlin, cette seconde Istanbul. Traduction pure ou adaptation? le mystère n’est pas levé. Pré- et postface sont en tout cas signées de la main du traducteur tout comme les illustrations ; du texte d’origine on s’entendra sur le fait qu’il semble avoir été dicté à la fois par le cœur et la bile, la raison et sa déraison. Derrière les facéties de surface, on sent le recours aux vieux maîtres des alévis et bektachis de tous pays : Swift et Voltaire mais aussi parfois Heine et Boulgakov.
Qu’y trouveras-tu lecteur friand, lectrice gourmande ? Choses étonnantes, comme au Quart Livre de Rabelais : un tremblement de terre paralyse tout l’Ouest du Jourdain et rapproche à contre-emploi Juifs et Arabes dans un fond de vallée coupé du monde ; Hérode, le tétrarque de Galilée , qui ne sait plus trop à quelle époque il vit, se demande comment, en angoisse de naissance divine, passer Noël tranquille alors que tous les Innocents sont déjà éradiqués ; une famille juive « sécuritaire » transpose dans son appart’ le monde des check-points ; deux prolos en goguette, Moshé et Moussa, errent dans la Ville la nuit de la Réconciliation, falots péripatéticiens du temps d’au-delà des « événements ». Et ne voilà-t-il pas qu’on vous invente une géopolitique diastratique pour redonner aux Arabes toute leur place en Terre Promise! Et la Chute du Mur qui rapplique et se rejoue, affectant pour toujours la zigzagante Muraille de l’Autre, qu’on croyait éternelle. Jordan Connection, c’est tout ça et bien d’autres histoires de Zadiq Bey, à dormir – et se réveiller – debout.
2021, éditions Balagan Press, isbn 978-2-9576798-0-5
18 €, à paraître